L’épidémie a fait grossir ou naître des collectifs soucieux de produire sain et local, « de montrer qu’un territoire peut nourrir les gens qui l’habitent ». En Vendée ou dans la Drôme, certains se préparent à affronter, demain, des ruptures dans la chaîne agroalimentaire.
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«Ne pas nous remettre dans le système qui nous a conduits à cette situation. » Dans les Deux-Sèvres, Kévin Certenais explique combien l’épidémie a accéléré la démarche de son collectif, Bocage a la patate.
« Pendant
le confinement, nous nous sommes dit qu’à la sortie, ça allait être
rude, qu’on aurait besoin de faire des choses ensemble. » Alors,
avec d’autres membres de son collectif né il y a deux ans, en soutien à
Notre-Dame-des-Landes, ils se sont mis à planter des patates sur des
parcelles récupérées auprès de trois petites communes (Cerizay, Le Pin,
Combrand). L’idée ? Planter et récolter ensemble, mais aussi décider de
la distribution. Et éviter ainsi l’image stigmatisante du pauvre
assisté.
Ils sont loin d’être les seuls : ici et là, de nombreux collectifs,
créés peu avant la crise, ont accéléré leurs réflexions et leurs
démarches. Constitués le plus souvent autour d’un noyau dur d’une
quinzaine de personnes, ils cherchent en ce moment des terrains,
commencent à semer et cogitent sérieusement sur l’« après ». Traversés
par la perspective d’une chute brutale de pouvoir d’achat et le risque
d’une rupture d’approvisionnement alimentaire, ils font, à l’échelle
locale, le choix de l’auto-organisation pour assurer une alimentation
saine sur leur territoire.
Paysan en cours d’installation, Kévin précise :
« L’idée n’est pas d’être autonome chacun chez soi, mais de l’être ensemble. »
D’ailleurs, autour de Bocage a la patate, qui rassemble une quinzaine
de personnes, beaucoup de monde a aidé : la coopérative agricole du coin
pour faire le travail du sol préalable à la plantation, les maraîchers
voisins pour transmettre du savoir-faire… Le collectif a commencé à
mettre les mains dans la terre la semaine dernière. Patates et courges
pourront être récoltées à la fin de l’été.
Premier chantier de plantation par le collectif Bocage a la patate, le 16 mai 2020. © Vanessa Le Gourierec
Le projet ne s’arrête pas là.
« Ce pourrait
être les prémices d’une future caisse locale, avec l’idée d’identifier
ce dont on a besoin, de décider nous-mêmes ce que l’on produit, et
d’assurer nous-mêmes la distribution, en lien avec des épiceries solidaires par exemple, ou des associations d’aide aux demandeurs d’asile », explique Kévin, également membre de l’association Réseau salariat, qui défend depuis longtemps l’idée d’une
« sécurité sociale de l’alimentation ». Expliqué dans
ce texte
publié dans le Club de Mediapart, ce système permettrait à tout le
monde d’avoir accès à une alimentation saine, sur le principe de l’accès
universel aux soins médicaux.
Organiser un début d’autonomie alimentaire en parallèle des circuits
marchands : telle est aussi l’ambition de Yoann Morice, paysan de
Loire-Atlantique et membre du collectif
Terres communes.
« Le prix des fruits et légumes a commencé à augmenter pendant le confinement, constate-t-il.
Pour
nous, maraîchers, c’est déjà difficile financièrement. Mais on ne veut
pas que les précaires se retrouvent à manger des trucs dégueulasses.
L’idée est donc de se réapproprier les terres, de développer les jardins
partagés… et de faire en sorte que les populations précaires participent à ce mouvement, un peu à la façon des jardins ouvriers du siècle dernier. »
Le 6 mai dernier, Terres communes publiait
un texte en ce sens, où il appelait les mairies
« à
créer des jardins solidaires en mettant à disposition des terres
agricoles, des outils, des semences, des savoir-faire et également en
mobilisant les services techniques municipaux ».
De fait, plusieurs collectifs en France travaillent déjà main dans la main avec leur commune. Mais à Chauvé, où Yoann réside,
« la mairie est déconnectée de la réalité de l’urgence alimentaire ». Le conseil municipal a reporté à l’an prochain tout travail sur les jardins solidaires.
« Or, c’est une question politique ! Il faut que les gens s’emparent de ce sujet. »
Yoann et son père n’ont pas voulu attendre : pendant le confinement,
ils ont préparé sur leur ferme, avec du compost, un hectare de prairie
permanente pour la rendre cultivable. Depuis, des chantiers ont lieu
tous les mercredis, rassemblant une dizaine de personnes. Pommes de
terres, courges et artichauts ont été plantés – tout en bio. Plus tard,
il y aura peut-être des haricots demi-secs et des choux. Pour la récolte
et la distribution, le petit groupe envisage de travailler avec
d’autres collectifs de la région, notamment ceux qui sont en lien avec
l’accueil des migrants.
« Il était temps de s’y mettre : on est en pleine saison de semis »,
souligne Yoann, qui espère que le collectif va grossir, et attirer des
gens au-delà des rangs militants déjà bien actifs. Mais l’urgence sera
tout aussi criante l’année prochaine, et le groupe a l’intention, pour y
répondre, d’occuper des terres promises à la bétonisation ou à
l’agro-industrie.
« Le Covid a révélé une urgence : la
précarité sociale est en pleine explosion. À Nantes, la queue devant les
points de distribution alimentaire a été multipliée par quatre depuis
le début du confinement. »
À quelques 80 kilomètres de là, à Dompierre-sur-Yon (Vendée), un
autre collectif qui avait commencé à se mobiliser avant la crise a lui
aussi approfondi sa démarche. Formé il y a un an et demi, Un coquelicot
entre les dents avait commencé par récupérer une parcelle communale de
près de 6 000 m
2, où il a planté en novembre un verger,
suivant les principes de la permaculture : pommiers, poiriers, pruniers,
cerisiers…, avec framboisiers, cassissiers, plantes aromatiques et
légumes vivaces intercalés. Du paillage a été disposé au sol afin de
conserver le frais et l’humidité, et d’éviter la prolifération d’herbes
envahissantes.
Ces dernières semaines, le collectif a réussi à mettre en route un
jardin communal solidaire sur une nouvelle parcelle. La mairie a mis à
disposition un salarié à mi-temps pour le maraîchage, et des chantiers
bénévoles vont s’organiser avec lui pour planter et récolter.
« Nous pensons que les plus précaires vont être plus nombreux à l’issue de la crise et nous voulons avoir un coup d’avance en matière de résilience alimentaire : être capables, dans six mois, de leur fournir des produits bios et locaux », explique Marc Lepelletier, un des membres du collectif qui était candidat aux municipales.
« Prêts pour la prochaine crise »
Ce nouveau terrain est découpé en deux parties. Sur la première vont
être plantés racines et légumes de conservation : pommes de terre,
carottes, poireaux, céleris-raves, betteraves. L’autre partie, qui
nécessitera plus d’attention et d’arrosage, verra pousser cet été
tomates, concombres et autres courgettes. D’ici deux mois et demi, les
cultivateurs en herbe pourront faire leurs premières récoltes.
« Nous avons repéré sur la commune d’autres terrains idéaux pour planter des arbres fruitiers », ajoute Fabien Lourenço, autre membre d’Un coquelicot entre les dents. Pour ce cadre de l’industrie robotique,
« l’idée
est de se mettre en action, et de faire les choses ensemble. Avoir
planté 80 arbres a permis de montrer que c’était possible. Plus de la
moitié d’entre nous n’avaient jamais planté un arbre ! Maintenant, il
s’agit de montrer qu’un territoire peut nourrir les gens qui
l’habitent. »
À Dompierre-sur-Yon, la préoccupation de la résilience alimentaire
est allée jusqu’au projet d’inscrire la rupture d’approvisionnement
alimentaire comme risque majeur dans le Plan communal de sauvegarde, au
même titre que les inondations, les tremblements de terre ou encore les
risques technologiques. Ce serait une première en France. Le projet, qui
date d’avant l’épidémie, a toutefois été mis entre parenthèses du fait
de la suspension des élections municipales.
Penser le coup d’après et se préparer à d’éventuelles ruptures dans
la chaîne agroalimentaire, voilà une préoccupation majeure pour les
Jardins nourriciers, association créée en 2016 dans la Drôme, et dont
les réflexions sont allées bon train pendant le confinement. Avec quatre
salariés, cette structure fait du maraîchage sur un total de 12 000 m
2
répartis sur plusieurs terrains où les membres de l’association peuvent
s’investir bénévolement. L’an dernier, l’association a ainsi permis de
produire une centaine de paniers de légumes par semaine.
« Nous sommes maintenant dans l’étape d’après : il faut que nous soyons prêts pour la prochaine crise »,
explique Olivier Royer, le responsable associatif. Depuis longtemps,
les militants du Diois avaient en tête que la région, où la production
agricole est surtout tournée vers le vin, n’était pas du tout autonome
sur le plan alimentaire. L’épidémie a accéléré la prise de conscience.
L’idée à présent est de construire une régie alimentaire à l’échelle
de plusieurs communes, afin de soutenir les producteurs locaux et
d’assurer une continuité de repas sains dans les cantines. Pour préparer
ce nouveau défi, l’association s’apprête à faire un voyage d’étude à
Mouans-Sartoux, petite ville de 9 000 habitants dans les Alpes-Maritimes
qui fournit de cette façon un millier de repas par jour à destination
des cantines et des personnes âgées.
Dans le Maine-et-Loire, non loin d’Angers, le SRAAS (Semailles et
ravitaillement alimentaire autonome et solidaire) a lui aussi été saisi
par une dynamique à la faveur de la crise.
« En montrant concrètement
que l’approvisionnement des supermarchés pouvait brusquement s’arrêter,
le confinement a précipité nos projets », explique un membre du collectif dont l’action démarre tout juste.
Le groupe a récupéré sur la commune de Chemillé-en-Anjou des
terrains privés que les propriétaires ne cultivaient plus. Patates,
courges, haricots et tomates ont été plantés il y a deux semaines.
« Le mouvement est lancé avec la mise en production, mais pour la suite – récolte, distribution –, c’est encore à construire. » D’autant que le collectif veut se tourner vers Angers pour développer la solidarité entre campagne et ville face à
« un État qui ne fait rien pour préparer la suite ».
« L’autonomie alimentaire ne doit pas se limiter à un petit territoire rural, estime notre interlocuteur, désireux de conserver l’anonymat.
Les besoins sont énormes en ville, on le voit avec l’augmentation des bénéficiaires des Restos du cœur. »
Maine-et-Loire, Drôme, Vendée, Loire-Atlantique, Deux-Sèvres… Tous ces
collectifs sont traversés, chacun à leur manière, par les question de la
résilience et de l’effondrement. Certains d’entre eux, comme le SRAAS
ou Un coquelicot entre les dents, ont même participé l'an dernier à des
festivals autour de ces thématiques, et sont proches des positions de
Stéphane Linou, qui fut, en 2008, le premier locavore français : pendant
un an, cet Audois de Castelnaudary s’est imposé un régime 100 %
produits locaux. Il a renoncé au café, aux bananes, aux avocats, au
chocolat… Aujourd’hui, il est revenu à un régime mixte,
« 70 % local », dit-il, mais il constate combien l’épidémie que nous traversons redonne de la visibilité à son expérience.
« Je ne peux pas me réjouir de ce qui se
passe, mais il faut reconnaître que cela jette une nouvelle lumière sur
ce sur quoi j’alerte depuis tant d’années. On ne comprend les choses que
lorsqu’on les vit dans sa chair… » Attention toutefois à
« l’effet bulle »,
prévient-il : on part de très loin, d’un système de production agricole
dépendant du pétrole, des produits phytosanitaires, des marchandises
importées…
C’est aussi la mise en garde de l’ingénieure agronome Aurélie Trouvé, maître de conférences à AgroParisTech :
« La
dualisation est de plus en plus forte, entre une agriculture bio pour
les personnes les plus aisées ou disposant d’un capital social et
culturel plus élevé, et une tendance de fond, qui reste une agriculture
productiviste, avec de moins en moins de paysans et de plus en plus de
produits phytosanitaires. »
Cette dernière n’est pas du tout autonome ; elle est complètement
dépendante des échanges internationaux. Si l’on retire le vin, la
France, malgré sa place de premier pays producteur agricole au sein de
l’Union européenne, est en effet un importateur net de produits
alimentaires (notamment pour les fruits et légumes, les abats, la viande
et les protéagineux). Mais son agriculture est aussi extrêmement
dépendante… des exportations. Or ce sont elles qui ont baissé pendant la
crise, comme on peut le voir dans les difficultés rencontrées par la
filière du lait ; et c’est à elles que la Fnsea, syndicat majoritaire du
monde agricole, s’accroche pour limiter ses pertes de parts de marché
face à l’Allemagne, l’Espagne et la Pologne. Si les choses bougent à
l’échelle de certains territoires ruraux, à l’échelle nationale le
chemin vers la relocalisation est encore long.
Source : https://www.mediapart.fr/journal/france/240520/des-collectifs-sement-les-graines-de-l-autonomie-alimentaire?utm_source=article_offert&utm_medium=email&utm_campaign=TRANSAC&utm_content=&utm_term=&xtor=EPR-1013-%5Barticle-offert%5D&M_BT=2484596566